I
Renisenb avait pris l’habitude de monter au Tombeau presque tous les jours. Elle y rencontrait parfois Yahmose et Hori, parfois le scribe seul. Parfois aussi, il n’y avait personne. Mais toujours elle retrouvait là la même impression de paix et de soulagement. C’était pour elle comme une évasion.
Ce qu’elle préférait quand elle se rendait au Tombeau, c’était d’y trouver Hori tout seul. Elle aimait son air grave et aussi cette curieuse façon qu’il avait de sembler ne pas faire attention à elle quand elle arrivait. Elle s’installait dans l’ombre de la première chambre et là, assise, enserrant entre ses bras une de ses jambes repliées, elle laissait son regard errer sur les vertes cultures qui s’étendaient jusqu’au Nil, dont les eaux bleu pâle miroitaient au soleil cependant que, plus loin, les couleurs se fondaient dans une brume légère.
La première fois qu’elle était venue là, il y avait déjà de cela plusieurs mois, c’était pour échapper à un monde où il lui semblait n’y avoir que des femmes. Au Tombeau, elle trouva le calme et l’amitié, deux choses qu’elle aimait. C’était toujours ce même désir d’évasion qui l’amenait, mais ce qu’elle fuyait maintenant, ce n’était plus seulement le tumulte incessant d’une maison pleine de femmes, mais autre chose à la fois plus précis et plus inquiétant.
Un jour, elle dit à Hori :
— J’ai peur…
— Peur, Renisenb ? Peur de quoi ?
Il avait parlé d’une voix grave et sérieuse. Elle réfléchit un bon moment avant de répondre :
— Te souviens-tu, Hori, de m’avoir dit qu’il y avait un mal qui vient de l’extérieur et un autre qui croît à l’intérieur ?
— Je me souviens.
— Tu parlais, m’as-tu expliqué ensuite, des maladies qui s’attaquent aux fruits et aux céréales. Mais j’ai réfléchi… et je crois qu’il en va de même pour les gens !
Lentement, Hori hocha la tête.
— Ainsi, tu as découvert ça ?… Je crois que c’est vrai, Renisenb.
— C’est, reprit-elle brusquement, ce qui se passe en ce moment-ci à la maison. Le Mal est venu… de l’extérieur. Et je sais qui l’a apporté ! C’est Nofret.
— Tu crois ?
— J’en suis sûre et je sais de quoi je parle ! Ce jour-là, Hori, je te disais que rien n’avait changé et que tout était pareil, jusqu’aux querelles de Satipy et de Kait. C’était vrai. Seulement, ces querelles, Hori, n’étaient pas de vraies querelles ! Je veux dire par là qu’elles faisaient plaisir à Satipy et à Kait, qu’elles se disputaient beaucoup plus pour passer le temps, que parce qu’elles avaient des griefs l’une contre l’autre. Maintenant, c’est tout autre chose ! Elles ne se disent pas seulement des choses désagréables, elles cherchent à se faire du mal, à se blesser, et, quand elles y parviennent, elles sont contentes !
C’est horrible, Hori, horrible ! Satipy était dans une telle rage qu’elle a enfoncé une longue épingle en or dans le bras de Kait, et il y a deux ou trois jours, Kait a laissé tomber sur le pied de Satipy une grosse casserole en cuivre, pleine de graisse bouillante. Et, partout, c’est pareil ! Satipy fait des scènes à Yahmose jusqu’à une heure avancée de la nuit, tout le monde les entend ! Yahmose en est malade. Il a l’air fatigué, traqué. Sobek, lui, va au village, s’amuse avec des femmes, revient en chantant, complètement ivre, et raconte aux uns et aux autres qu’il est plus subtil que n’importe qui !
— Il y a du vrai dans ce que tu dis, déclara Hori, mais en quoi Nofret est-elle responsable de tout cela ?
— Tout cela arrive par sa faute ! Ça commence toujours par des choses qu’elle dit, des choses qui n’ont l’air de rien, car elle est très forte ! Elle est comme l’aiguillon dont on se sert pour faire avancer les bœufs. Elle sait exactement ce qu’il faut dire. Au point que je me demande souvent si ce n’est pas Henet qui le lui souffle…
— C’est bien possible ! dit Hori, pensif.
Renisenb poursuivait.
— Je n’aime pas Henet avec ses manières sournoises. Elle proclame qu’elle est dévouée à chacun de nous, mais personne ne veut de son dévouement. Comment se peut-il que ma mère l’ait amenée ici et qu’elle l’ait aimée ?
— Sur ce point-là nous n’avons que la parole d’Henet.
— D’autre part, pourquoi Henet aime-t-elle tant Nofret ? Pourquoi est-elle tout le temps derrière elle à lui murmurer des choses à l’oreille ? Oui, Hori, j’ai peur ! Je déteste Nofret et je voudrais la voir partir. Elle est belle, cruelle et mauvaise.
— Quelle enfant tu fais, Renisenb !
De la même voix calme, il ajouta :
— Voici justement Nofret qui vient par ici !
Renisenb tourna la tête. Nofret achevait sans se presser l’ascension du sentier abrupt qui escaladait la falaise. Souriante, elle fredonnait entre ses dents. Arrivée au Tombeau, elle promena autour d’elle un regard circulaire.
— Ainsi, dit-elle avec une curiosité amusée, c’est ici, Renisenb, que tu viens te réfugier tous les jours ?
Renisenb ne répondit pas. Elle éprouvait les sentiments de contrariété et de défaite d’un enfant dont la cachette favorite vient d’être découverte. Nofret continuait à regarder autour d’elle.
— Et c’est ici le fameux Tombeau ?
— C’est cela même, dit Hori.
Elle le dévisagea, un sourire ambigu sur les lèvres.
— J’imagine que c’est pour toi une affaire très profitable, reprit-elle. On prétend que tu es un homme d’affaires remarquable.
Il y avait dans le ton une méchanceté ironique, mais Hori, très calme, se contenta de sourire et de répondre :
— C’est une affaire profitable pour chacun de nous, Nofret !… La mort est toujours profitable.
Nofret eut un petit frisson. Ses yeux s’arrêtèrent un instant sur la porte menant à l’intérieur du Tombeau.
— La mort ! s’écria-t-elle, je la hais !
— Tu as tort, déclara Hori avec son ordinaire placidité. La mort est, en Égypte, la principale source de richesses. C’est la mort qui t’a acheté les joyaux que tu portes, Nofret, et c’est à elle que tu dois ta nourriture et tes vêtements !
Elle le considérait avec stupeur.
— Que veux-tu dire ?
— Je veux dire qu’Imhotep est un prêtre de Ka, un prêtre qui veille sur les morts, et que ses terres, son troupeau, ses bois, ses champs de lin et de céréales, tout cela ne lui a été donné qu’à charge pour lui de veiller sur ce Tombeau.
Après une pause, il poursuivit, songeur :
— Nous sommes des gens curieux, nous, Égyptiens ! Nous aimons la vie et, très tôt, nous prenons des dispositions en vue de notre mort. C’est là que va la fortune de l’Égypte : en pyramides, en tombeaux et en fondations destinées à assurer leur entretien !
Nofret intervint avec violence.
— Cesse de parler ainsi de la mort, Hori ! J’ai horreur de ça !
— Justement parce que tu es une véritable Égyptienne ! Tu adores la vie et, quelquefois, tu sens toute proche l’ombre de la mort…
— Arrête !
Elle se dressait devant lui, menaçante. Hori se tut. Haussant les épaules, elle lui tourna le dos et s’éloigna vivement par le sentier. Renisenb poussa un soupir satisfait.
— Je suis contente qu’elle soit partie, Hori ! dit-elle avec une joie enfantine. Tu lui as fait peur !
— Je le crois… Est-ce que je t’ai fait peur, à toi, Renisenb ?
— Non.
Renisenb n’en était cependant pas très sûre.
— Tout ce que tu as dit est vrai, ajouta-t-elle. Seulement, je n’avais jamais regardé les choses comme ça auparavant. En fait, mon père est bien un prêtre de Ka.
Hori reprit avec une brusque amertume :
— L’Égypte tout entière, Renisenb, est obsédée par l’idée de la mort ! Et sais-tu pourquoi ? Uniquement parce que notre corps a des yeux, alors que notre âme n’en possède pas ! Nous sommes incapables de concevoir une vie différente de celle-ci, la vie d’après la mort. Alors, cette vie ultérieure, nous nous la représentons comme une simple continuation de celle que nous connaissons. Nous ne croyons pas vraiment à un dieu.
Renisenb était stupéfaite.
— Comment peux-tu dire ça, Hori ? Mais, des dieux, nous en avons beaucoup, tellement que je ne saurais les nommer tous ! Il n’y a pas longtemps, c’était la semaine dernière, nous nous amusions à dire quels étaient nos dieux préférés. Sobek ne jure que par Sakhmet, Kait ne cesse d’implorer Meskhant et Kameni révère Thoth, ainsi qu’il est normal pour un scribe. Satipy est pour Horus à la tête d’épervier, et aussi pour Meresir. Yahmose dit que nos prières doivent aller à Ptah, parce qu’il est le père de toutes choses. Moi, j’aime Isis. Quant à Henet, elle adore le dieu local, Ammon. Elle prétend qu’il y a des prophéties qui annoncent qu’un jour Ammon sera le plus grand dieu de toute l’Égypte et elle lui fait régulièrement des offrandes maintenant, alors qu’il n’est encore qu’un petit dieu. Et il y a encore Râ, le dieu du soleil. Osiris, en présence de qui sont pesées les âmes des morts, et bien d’autres !
Renisenb s’interrompit pour souffler. Hori lui souriait.
— Et quelle différence fais-tu, Renisenb, entre un homme et un dieu ?
Elle le regardait, interdite. Après réflexion, elle dit :
— Les dieux ont… des pouvoirs surnaturels.
— Est-ce là tout ?
— Je ne vois pas ce que tu veux dire, Hori.
— Je veux dire que, pour toi, un dieu, c’est seulement un homme qui peut faire certaines choses qui sont impossibles aux hommes.
— Tu dis des choses étranges, Hori ! Je ne te suis pas.
Son visage reflétait une évidente incompréhension. Soudain, comme elle regardait vers la vallée, son expression changea.
— Tiens ! dit-elle. Nofret s’est arrêtée pour parler à Sobek. Elle rit… Oh !
Elle avait poussé un petit cri de frayeur.
— Non, reprit-elle, rassurée. Ce n’est rien ! J’avais cru qu’il allait la frapper. Elle est repartie vers la maison et il vient par ici…
Sobek arriva bientôt. Il était furieux.
— Si seulement cette femme pouvait se faire dévorer par un crocodile ! s’écria-t-il. Mon père était décidément plus fou qu’il ne l’a jamais été le jour où il l’a choisie pour concubine !
— Que t’a-t-elle dit ? demanda Hori avec intérêt.
— Elle m’a insulté comme d’habitude. Elle m’a demandé si mon père m’avait de nouveau chargé de vendre son bois. Sa langue pique comme celle d’un serpent. J’aurais plaisir à la tuer !
Il s’avança sur le terre-plein qui se trouvait devant le Tombeau, et ramassant un caillou, le jeta rageusement dans la vallée. La pierre bondit de roc en roc sur la falaise avec un bruit que Sobek semblait trouver agréable à ses oreilles. Il se baissait pour en prendre une autre, plus grande, qu’il venait de déplacer légèrement quand une vipère, lovée sous la pierre, darda la tête vers lui en sifflant. Sobek recula d’un bond, saisit un lourd morceau de roche et, d’un coup bien dirigé, écrasa la tête de l’animal sur lequel il s’acharna ensuite, frappant la bête morte à coups redoublés, tout en murmurant des mots indistincts. Renisenb, debout à côté de lui, s’écria :
— Ça suffit ! Sobek ! Elle est morte !
Sobek jeta la pierre et se releva en riant.
— Ça fait toujours un serpent venimeux de moins sur la terre !
Sa bonne humeur retrouvée, il repartit vers la vallée.
— J’ai l’impression, dit Renisenb à voix basse, que Sobek aime tuer.
— Je le crois.
Hori avait parlé d’un ton très simple, en homme qui reconnaît un fait dont l’évidence lui est depuis longtemps apparue. Renisenb le regarda avec surprise. Puis elle dit :
— Les serpents sont dangereux… mais cette vipère était bien belle !
Elle contemplait la bête morte et, pour une raison qui lui échappait, son cœur battait à coups précipités.
— Je me souviens, dit Hori, qu’un jour, alors que nous étions encore tous des enfants, Sobek attaqua Yahmose. L’autre avait un an de plus que lui, mais Sobek était plus grand et plus fort. Il avait facilement pris le dessus et, secouant Yahmose, il lui frappait la tête sur le sol. Ta mère accourut et les sépara. Je la revois encore, regardant Yahmose et faisant la leçon à Sobek : « Il ne faut pas faire des choses comme ça ! C’est dangereux. Tu m’entends ? C’est dangereux ! »
Après un court silence, il ajouta :
— Elle était très jolie… C’était mon avis d’enfant. Tu lui ressembles, Renisenb !
— Vraiment ?
Elle était ravie. Elle reprit :
— Yahmose était grièvement blessé ?
— Moins qu’on ne l’aurait cru. Sobek, le lendemain, fut très malade. Peut-être parce qu’il avait mangé quelque chose qui lui avait fait mal, mais plus probablement – c’était l’opinion de ta mère – parce qu’il était furieux.
— Oui, dit Renisenb. Sobek a un caractère effrayant ! Pensive, elle regardait la vipère morte. Elle finit par détourner les yeux. Elle frissonnait.